
Je l’ai connu, il y a bien longtemps quand j’ai débarqué en Guadeloupe. Vêtu d’une djellabah blanche, il arpentait les rues de Pointe à Pitre, frappait le sol avec sa canne et faisait la manche. Son gite, un antre minuscule, éclairé par des bougies offrait le spectacle de ses visions très colorées et très chaudes. Polo était peintre, musicien et chanteur. Il jouait du tambour la nuit et c’était hallucinant comme sa colère lorsqu’il invectivait un ennemi invisible. « Kounia manmanw » hurlait-il. J’ai partagé avec lui de délicieux ignames à même le sol de la petite cour attenante.
Que je me souvienne Polo, tu n’étais en colère que parce que trop tendre. Je te dédie ce poème en souvenir de nos agapes.
Pourquoi viennent-ils prendre ce que nous jetons ? Pourquoi jetons nous ce qu’ils viennent chercher ? Les intouchables existent, ceux que nous nommons les pauvres, ils fouillent dans nos poubelles. Les intouchables existent, ceux que nous nommons les riches, ils planquent leur oseille.
Il ne s’agit plus de se plaindre, il s’agit d’entendre au-dessus de la plainte. Il ne s’agit plus de rêver mais de nous étonner tout de même nous les humains de vivre si éloignés les uns des autres.
« Je n’ai rien dit le poète, rien de consistant si vous voulez. Je n’ai rien que le bonheur d’écouter dans ma tête quelque rêve d’amour qui puisse luire dans l’œil d’un pauvre. Car la pauvreté, vous comprenez ce n’est pas la misère. Comment celui qui en a trop dans la tête ou trop dans le porte monnaie pourrait il attacher de l’importance à une miette de pain qui roule sur la table. Y a des jours où j’ai le cœur qui pendouille misérablement et puis il se remet en place doucement, il chante, il chante et les gens autour de moi sont fascinés de voir s’échapper de ma bouche des mots qui dansent en plein air, qui balbutient l’herbe ou le goudron, qui voltigent, qui racontent à leur manière la danse des abeilles ou la course des oiseaux, qui parlent d’eau, de faim, de soif, en trombe le village et la pluie.
Je suis poète des rues pour faire trembler la rue sur mes lèvres, pour les entendre marcher et rigoler sur un zeste de salive, les gens que j’aime simples et qui pensent : c’est un étrange personnage celui qui peut nous offrir un poème en faisant jongler des mots communs ou extraordinaires en les brassant comme une rivière d’argent.
Je suis poète des rues. Mes mots cousus au dictionnaire se sont torchés aux becs de gaz à l’ancienne, ils ont connu les égouts, se sont coltiné les fontaines, les croix de cimetière, mais surtout ils ont traversé les routes aveugles et ensoleillées en faisant du stop souvent.
Un poème ça peut être tout ce temps que met le soleil à percer derrière un nuage, pour avec des mots tout nus comme des morceaux de pomme t’enorgueillir d’être au monde avec juste un rêve à partager.
Je suis poète des rues pour fendre la foule des gens emmitouflés. Je suis poète des rues pour attendre au bord de la route le moineau qui viendra boire dans ma main, pour toujours rencontrer au carrefour, Hector ou Chimène ou hirondelle qui ont toujours des choses à raconter. Et à l’horizon d’un clocher, d’un troquet, courant sur des lèvres durcies, j’entends découdre l’oiseau, fendiller l’air d’une larme, d’une plume légère ou buée qui s’échappe de toi, malgré toi, toi qui m’écoutes ».
Le 8 Septembre 2002
Évelyne Trân
Article initialement publié sur le Monde Libertaire en ligne