L’Amérique n’existe pas de Peter Bichsel – Fantaisie théâtrale – Mise en scène de Dominique Lurcel avec Guillaume van’t Hoff à l’Essaïon Théâtre 6, rue Pierre au Lard 75004 Paris – les dimanches à 18h et les lundis à 19h15 du 27 septembre au 26 octobre 2020 – Tout public à partir de 8 ans – Durée : 1h10 –

De  Peter Bichsel (Histoires enfantines, Gallimard 1971)

Fantaisie théâtrale

Jeu : Guillaume van’t Hoff

Mise en scène : Dominique Lurcel

scénographie : Adèle Ogier

lumière : Guislaine Rigollet

Qu’est-ce qui vous fait choisir une pièce plutôt qu’une autre ? Le titre aurait beaucoup d’importance. Au mot Amérique je sursaute, je pense à l’Amérique de Kafka que je n’ai pas lu, je pense à toutes les Amériques avant les Etats Unis, aux Indiens. Me voilà bombardée de clichés ! Que cette Amérique n’existe pas, cela ne me dérange absolument pas. Il s’agit d’une formule bien sûr et très théâtrale. Ce n’est qu’au théâtre qu’on peut affirmer en tapant du pied, sans se ridiculiser « Non-monsieur, je n’existe pas ! » ou encore  » Oui madame, l’Amérique n’existe pas « .

Toute incongruité par sa monstruosité est susceptible de nous faire bondir. Que l’on balaie ou pas les mots sous sa porte, à vrai dire nous sommes tous à la même enseigne c’est-à-dire capables de jongler avec eux, et même de les prendre à la lettre. Dès lors qu’une phrase est bien construite, elle dispose d’une cohérence indubitable qui peut fléchir notre raison, nos doutes et ce faisant nous ouvrir la porte de l’imaginaire à bras ouverts.

« l’Amérique n’existe pas et vous ? » Nous pourrions continuer la conversation avec les personnages de Peter Bichsel lesquels, il faut bien le dire, n’ont cure du bon sens général.

Parce que le bon sens général, n’est ce pas, c’est terriblement ennuyeux !

L’inventeur, l’homme qui ne voulait plus rien savoir, l’homme qui avait de la mémoire, l’homme qui voulait vérifier que la terre est bien ronde, l’homme qui n’avait à la bouche que le nom de Yodok, ont en point commun un individualisme forcené et une révolte souterraine, intérieure et dévastatrice contre le train-train quotidien qui les empêche de s’exprimer.

On pourrait dire vulgairement de ces gens-là qu’ils ont pété un plomb ou qu’il leur manque une case.

Elle est tout à fait fabuleuse cette histoire du vieil homme qui ne supportait plus d’avoir en face de lui toujours la même table, le même lit etc. et qu’il ne trouva d’autre solution que de changer le nom des objets :

Le lit, il l’appelait portrait

La table, il l’appelait tapis

La chaise, il l’appelait réveil

Le journal, il l’appela lit

Le miroir, il l’appela chaise

Le réveil, il l’appela album

L’armoire, il l’appela journal

Le tapis, il l’appela armoire

Le portrait, il l’appela table

Et l’album photo, il l’appela miroir.

Il parait que beaucoup d’enfants jouent à ce jeu-là. Ça a l’air absurde mais ça a tout de même un sens.

Prenez au mot l’homme qui vous rembarre en disant « Je ne veux plus rien savoir » et même s’il fait beau temps. Pour ce, il calfeutre ses fenêtres.

Mais jusqu’où peut-on aller en raisonnant de la sorte ?

Pour le savoir, vous devez vous rendre au théâtre de l’Essaïon, écouter le formidable comédien Guillaume van’t Hoff qui nous embarque  dans les histoires certes enfantines de Peter Bichsel mais surtout alléchantes, parce que ses personnages nous rappellent que le fantastique, dans le fond, est à portée de main, qu’il peut nous entrainer très loin à partir d’un petit rien, quelque chose qui dépasse de votre poche, vos méninges, vos lapsus, enfin qui déborde de la corbeille à rêves.

Il y a cette montagne de cubes imaginée par la scénographe Adèle Ogier avec laquelle bataille le conteur plus beckettien que jamais (souvenons-nous de Willie dans Oh les beaux jours). De fait c’est le comédien qui jette un sort à ces cubes qu’on a envie de bousculer parce qu’ils donnent à la fois l’impression d’être immuables puisque tous semblables et en même temps à la merci d’un coup de pied qui les fera dégringoler, à la fois lourds et légers.

Guillaume van’t Hoff a le physique de l’emploi, mi-homme, mi-enfant, il a la grâce d’un lutin qui applaudit à toutes les folies des personnages de Peter Bichsel.

Peter Bichsel est un écrivain de langue allemande, célèbre en Suisse pour ses nouvelles et chroniques – où fleurissent les portraits d’étranges humains rencontrés dans des cafés – celles couvrant les années 1980 à 2008, étant rassemblées dans un livre hautement recommandé « La couleur isabelle ».

Le spectacle mis en scène par Dominique Lurcel est une véritable boite à pandore contre l’ennui. A ne pas manquer !

Paris, le 29 Septembre 2020

Evelyne Trân   

Le Nez d’après Nikolaï Gogol, mise en scène de Ronan Rivière – Compagnie Voix des Plumes (Ile-de-France) – 1h15 sans entracte – tout public à partir de 8 ans – Au Théâtre 13/Jardin 103 A Bd Auguste Blanqui 75013 PARISdu 8 septembre au 11 octobre 2020 du mardi au samedi à 20h, dimanche à 16h.

Avec Laura Chetrit (Alexandrine), Michaël Giorno-Cohen (Le Barbier),

Ronan Rivière (Le Nez, Le Policier), Jérôme Rodriguez (Kovalev), Jean-

Benoît Terral (Le médecin, Michka), Amélie Vignaux (Prascovia) et au

clavecin et orgue Olivier Mazal.

Adaptation Ronan Rivière, Musique Léon Bailly,

C’est une première, les spectateurs assistent tous masqués à une belle mascarade, celle menée tambour battant par le Nez de Gogol.

C’est qu’il avait du pif Gogol, cet auteur Russe à tel point que nous pourrions croire qu’Edmond Rostand eut vent de ses reniflades pour sa fameuse tirade des nez dans Cyrano.

La nouvelle du Nez parue dans la Revue le Contemporain en 1835 grâce à Pouchkine fut tout d’abord refusée par le magazine L’Observateur de Moscou qui la jugeait « triviale et sale ». Elle a pour personnage principal le nez d’un fonctionnaire qui fait pour ainsi dire une fugue et jette le trouble dans la société par ses frasques au grand désarroi et honte de son propriétaire.

Gogol fut employé dans l’administration et il faut croire que le Nez s’inspire de cette expérience malheureuse. Il brocarde allègrement le milieu des fonctionnaires à travers le personnage de Kovalev fat et imbu de sa personne et si préoccupé de son apparence que la perte de son nez devient une tragédie comique.

Sous couvert d’une couleur fantastique, ce nez, avant de reprendre hélas sa place sur la face inique du fonctionnaire, deviendra le libertin en cavale, objet de toutes les poursuites puisque non seulement son absence défigure son propriétaire mais que livré à lui-même, il devient dangereux.

Un nez vengeur fruit de l’inconscient de Gogol lui-même, un Gogol qui puise dans son exaspération – il n’aimait pas, parait-il son nez volumineux – face aux apparences n’offrant à votre nez qu’un rôle décoratif, de même qu’il y a tout lieu de penser que pour lui les fonctionnaires étaient aussi bêtes et méchants que leurs pieds ou leur nez cela va sans dire.

Fruit donc d’une exaspération olfactive, d’une atmosphère irrespirable celle dans laquelle a baigné l’employé Gogol, ce nez en cavale exprime bien une part de notre corps celle impossible à maitriser qui échappe à tout raisonnement et toute science en dépit de tous nos efforts dérisoires et désespérés sauf en se résignant à tristement ou comiquement se désigner : Mais regarde-toi, bon sang !  

Reconnaissons que l’adaptation théâtrale du Nez par Ronan Rivière tombe à pic aujourd’hui. Désormais masqués, bâillonnés à cause du Covid, nos bouches, nos joues, et nos nez ont fichu le camp. Certes, il est possible de les voir encore dans les terrasses du café, mais dans la rue, dans les transports, il est impossible à Paris, à Nice, à Marseille etc. de se dévisager.   

Serions-nous en train de perdre cette convivialité naturelle, cet élan fraternel vers l’inconnu croisé sur le trottoir en nous réfugiant derrière notre masque. Sans compter que nous n’existons que par le regard de l’autre. Cette sommation du Covid qui n’en finit pas de durer, risque bien de nous rendre grincheux, peureux, et voire dégoûtés de la face de l’autre que l’on n’imagine plus que fort désagréable puisqu’elle se cache.

Revenons au spectacle Le Nez, spectaculaire et fraternel. Il s’agit d’un beau travail de la compagnie La Voix des Plumes, tant sur le plan du décor amovible et original que sur le plan des costumes et du jeu des comédiens. Ces derniers se sont astreints à porter le masque mais et cela est extraordinaire, ils réussissent à le faire oublier et c’est la puissance expressive des personnages qui sont aussi égarés ou chamboulés que des personnages de Pirandello qui s’impose.

Ronan Rivière réussit par un tour de magie, après tout cela n‘est pas évident pour des cerveaux asservis à la logique, à assurer la présence de ce Nez intempestif, invasif, certes il ne s’agit pas du nez de Cléopâtre, mais c’est encore mieux, sur scène, il mobilise tous les regards, à la fois vaillant et innocent, inconscient !

Paris, le 27 Septembre 2020

Evelyne Trân

Article précédemment publié dans le MONDE LIBERTAIRE

https://www.monde-libertaire.fr/?article=Le_brigadier_neanmoins

BOULE DE SUIF DE GUY DE MAUPASSANT – Adaptation André SALZET et Sylvie BLOTNIKAS – Mise en scène de Sylvie BLOTNIKAS avec André SALZET au Théâtre du Lucernaire 53 rue Notre Dame des Champs 75006 Paris du 2 Septembre au 18 Octobre 2020 du Mardi au Samedi à 18H30 et le Dimanche à 15H.

CRÉATION LUMIÈRES : YDIR ACEF

MUSIQUE : CÉSAR FRANCK
PRODUCTION : COMPAGNIE CARPE DIEM ARG

La nouvelle de Maupassant Boule de suif, c’est tout d’abord un objet de la littérature dite classique. Maupassant y règle les phrases comme un photographe ajuste le plus précautionneusement possible son objectif. Les tremblements de la main ne sont pas permis. Il faut saisir pourtant les impressions qui se chevauchent suivant que l’on s’éloigne ou se rapproche un tant soit peu de la vision que l’on souhaite figer à jamais sur une photographie. En vérité, la photographie ne correspond jamais à l’impression qui a motivé le désir de la fixer.

Pour l’écrivain Maupassant, disciple de Flaubert, un mot, une phrase peuvent déclencher des émotions chez le lecteur. Il faut pourtant les brider ces émotions. Faute de quoi la route celle de l’écriture serait réputée difficile, vaseuse ou encore vertigineuse.

Mais comment donc faire entrer dans le cadre d’un récit, ce qu’il est convenu de nommer la nature humaine sans avoir auparavant développé sa propre vision critique.

Maupassant observe de loin et de près des comportements de personnages que n’importe quel individu peut se targuer de reconnaitre. Il joue le rôle d’un miroir ni grossissant ni déformant mais suffisamment banal pour faire crépiter tous ces détails susceptibles d’entrer dans la description d’un individu, celui qu’on entrevoit dans la foule, celui dont on s’écarte vivement parce qu’il froisse notre épiderme ou nous rappelle de mauvais souvenirs, celui ou celle dont l’apparence nous choque, celui ou celle qui nous étonne ou nous fait rêver.

Dans la nouvelle Boule de suif, Maupassant se révèle particulièrement impitoyable dans le portrait qu’il fait d’une société bourgeoise dont il révèle les pensées et les gestes d’autant plus « assassins » qu’ils sont banals et qu’ils répondent à des réflexes devenus conventions immuables.

L’intrigue du récit en soi est mince. Il s’agit juste d’un fait divers, un de ces faits divers qui passent à la trappe parce qu’ils ne changeront pas la face du monde et qu’ils n’intéresseraient personne si l’écrivain n’avait pas réussi à force d’arguments descriptifs à en extirper le venin qui en découle.

Donc, Maupassant raconte comment au mépris de la personne humaine, des bourgeois vont livrer une prostituée dénommée Boule de suif à l’ennemi Prussien afin de recouvrir leur liberté.

André SALZET est un paisible narrateur qui se soucie du bruissement de la langue. C’est une question de respiration aussi bien pour le comédien que pour l’auditeur. Le charme de la voix agit, surprend même. Il est donc possible d’énoncer de façon agréable un fait divers révoltant. Le récit s’est déroulé comme « sous le Pont Mirabeau coule la Seine …  les jours s’en vont, je demeure ».

C’est sans doute une part de la mélancolie et de l’état d’esprit de Maupassant que met en valeur la mise en scène sobre et efficace de Sylvie BLOTNIKAS, en y imprimant aussi ce rayonnement d’ironie en taille-douce irrévocable.

Paris, le 15 Septembre 2020

Evelyne Trân

ET PENDANT CE TEMPS SIMONE VEILLE ! A LA COMEDIE BASTILLE 5 rue Nicolas Appert 75011 Paris Samedi à 19h, dimanche à 15h, lundi à 19h et mardi à 19h – Tél : 01 48 07 52 07

Représentations supplémentaires : vendredi 2 octobre 2020 à 19h, vendredi 16 octobre à 21h, samedi 17 octobre à 21h, vendredi 23 octobre à 21h, samedi 24 octobre à 21h,  vendredi 13 novembre 2020 à 19h, vendredi 4 décembre 2020 à 19h et jeudi 10 décembre à 21h et vendredi 18 décembre 2020 à 21h.

Relâches le dimanche 4 octobre et samedi 28 novembre 2020

Chansons: Trinidad 

Mise en scène: Gil Galliot 

Interprètes: Agnès Bove – Dalia Bonnet – Anne Barbier – Bénédicte Charton –  Nelly Holson – Anne Le Coutour – Trinidad

Auteurs: Trinidad, Corinne Berron, Bonbon, Hélène Serres et Vanina Sicurani

Direction musicale: Pascal Lafa / Scénographie: Jean-Yves Perruchon / Costumes: Sarah Colas

Elles ont bien raison de le souligner, Marcelle, France, Giovanna, et Simone (celle qui veille) qui trèpignent chacune du haut de leurs talons d’ouvrière, de petite bourgeoise ou de classe moyenne, la dépénalisation de la pilule contraceptive avec la loi Neuwirt votée en 1967, ce fut un petit pas pour la femme mais un grand pas pour l’humanité qui vaut bien celui de l’homme sur la lune.

Une loi qui semblait renvoyer aux calendes grecques celle du 31 Juillet 1920 qui interdisait toute contraception sous peine d’amende et de prison et déclarait « crime contre l’État » l’avortement . En effet, la pilule n’était pas remboursée par la sécurité sociale et il faudra attendre la promulgation de la loi Veil, le 17 Janvier 1975, pour la dépénalisation de l’avortement, sous certaines conditions.

Les premières femmes qui ont bénéficié de la pilule contraceptive sont tout au plus sexagénaires aujourd’hui et encore fort pimpantes.Leurs tribulations féministes couvrent trois générations, certaines sont issues de familles de 14, 20 enfants, ce qui est inimaginable de nos jours.

TRINIDAD, l’auteure principale de cette épopée féminine, a pris le parti d’en rire, en faisant sortir de leurs gonds trois femmes aux destins différents, mais toutes allumées par un désir d’affirmer leurs droits, de se reconnaître en tant que femmes dans un monde où elles peuvent encore être éclaboussées, humiliées en tant que sexe faible.

Tu nais homme ou tu nais femme, tu veux ou tu veux pas d’enfant, un coup de dés du hasard !! ?? Dire que le vingtième siècle a bouleversé cette fatalité binaire ! Les femmes d’aujourd’hui ont en héritage des siècles de luttes pour la libération morale et sexuelle de la condition féminine. « On ne nait pas femme, on le devient », constatait amèrement Simone de Beauvoir. Mais le racisme sexiste écorne aussi bien les hommes. Dame nature a somme toute bien fait les choses, nous nous ennuierions dans un monde asexué.

Ce que comprennent avec beaucoup d’humour les femmes que met en scène la comédie de TRINIDAD. Pas question de renoncer à sa féminité, aux plaisirs de la séduction et de se ficeler dans le carcan d’une idéologie féministe. Il y a du bonheur à se sentir femme, à le dire, à le chanter, c’est ce qui frappe vraiment dans ce spectacle où les comédiennes se fondent dans cette épopée effarante des années 5O à nos jours, de façon jubilatoire, quasiment explosive.

 Les chansons de TRINIDAD font sauter le bouchon de vieux tubes décapants où s’engouffrent pêle mêle sur l’écran de nos souvenirs, les clins d’œils de Gainsbourg et Birkin, Claude François etc. sans oublier les désuètes mais toujours à l’oeuvre, publicités ménagères. Jolie pommade des actualités des 20ème et 21ème siècles qui continuent à suer – eh oui, les images transpirent – elles le peuvent en levant leur regard vers Simone VEIL, impassible et souriante, qui réussit à faire voter la loi sur l’avortement face une assemblée ahurie d’hommes stupéfaits.

Voilà un spectacle en pleine ébullition, joyeux et instructif, servi par la mise en scène légère et super bien cadencée de Gil GALLIOT. Un quatuor de femmes qui continue à ruer dans les brancards pour que tienne à l’affiche cette Simone qui veille – dit-il – au Féminin.

Paris, le 31 Décembre 2015

Mis à jour le 13 Septembre 2020

Evelyne Trân