MOI JACOB, L’ESCLAVE D’AGBODRAFO WOOD HOME de Jacques BRUYAS, adapté par Fernand PRINCE, par la Compagnie COMPA NOVA à l’Académie Stéphane GILDAS, 16, rue de Tolbiac 75013 PARIS, les dimanche 24, mardi 26 et mercredi 27 Février à 20 H 30

Mise en scène de Fernand PRINCE

Avec Fernand PRINCE, Basile SIEKOUA, Victor LEGRAND

 Peut-on faire parler un esclave ? Oh combien nous souhaiterions voir ce mot rayé du vocabulaire ! Songeons nous vers quels  écueils de pensées, d’effrois, d’incompréhension, le mot esclave nous entraîne ? Cela résonne comme une sorte d’écharde au  fond de la conscience. Quand des hommes, des femmes, des enfants pouvaient être considérés comme des marchandises par d’autres, parce qu’ils étaient sans défense. Oui, voilà que le mot marchandise nous heurte à nouveau l’esprit. Parce que nous n’y pouvons rien, parce qu’en tant qu’individus, nous pensons n’être que de passage, nous pourrions oublier la question en soulignant qu’il s’agit de la loi du plus fort et que la nature humaine porte en son sein le mal, quoiqu’on dise.

 Certains hommes pourtant ont déclaré qu’il fallait l’arracher cette écharde, qu’il fallait la regarder en face parce qu’ils ont besoin de penser la vie comme des hommes libres. Ils songent qu’il leur appartient de dire ce qu’ils veulent être et cela a un prix, celui de se retourner sur des douleurs, des humiliations. Se comprendre en tant qu’être humain, dans le monde, c’est toujours d’actualité. Si nous nous en référons pas à notre mémoire, à notre conscience, à notre perception, à quoi nous servent-elles, autant être morts.

 Le texte de Jacques Bruyas, écrivain voyageur, adapté par Fernand Prince, est inspiré notamment du livre de Serge Bile, Alain Roman et Daniel Sainte-Rose « Paroles d’esclavage, les derniers témoignages » publié par Pascal Galodé. En visitant une vieille bâtisse d’esclaves, à Agbodrafo au Togo, Jacques Bryas a ressenti le besoin de donner la parole à un esclave Jacob qui dit ceci :

 « Chaque africain sait qu’il y a 3 pays, le pays de la clarté où vivent tous les êtres visibles, hommes, animaux, plantes, le pays de la pénombre où se trouvent « les cachés » les êtres invisibles mais sujets à incarnation, enfin le pays de la nuit profonde où se trouvent les morts. »

 Cette perception de la mort, du monde invisible est sous-jacente aux propos de Jacob, esclave devenu comptable du nombre des victimes de l’entreprise d’esclavage WOOD HOME. Il a recours à des contes et proverbes sages africains pour chercher une réponse à l’horreur. Et c’est lui-même qu’il fustige un peu comme un anti- héros shakespearien « Comment ai-je pu échapper à cette invitation de la mort ? Je suis esclave et je le reste, embusqué sous le taillis de la peur et de ma lâcheté ».

 A travers ce monologue, l’on entend le visage de tout homme, on traverse des continents. La parole de Jacob peut franchir des fleuves, des montagnes et multiples frontières, il s’agit d’un paysage humain à notre portée puisqu’’il s’agit de la tête et du corps dont nous avons hérité.

Fernand PRINCE devient l’incarnation non pas d’un esclave mais d’un homme désigné de façon ignomineuse comme un esclave qui ne cesse de s’interroger : « Et dire que des hommes ont pu imaginer ceci » : l’esclavage justifié par le commerce triangulaire et régenté par le code noir à la fin du 17ème siècle. Fernand PRINCE, Basile SIEKOUA , Victor LEGRAND   mêlangent leurs voix avec force et retenue pour exprimer les états d’âme de Jacob, heureux de témoigner aussi en leur âme et conscience d’artistes.

 Ils incarnent avec bonheur la parole de Jacob qui en racontant son histoire puise aussi dans la poésie et la danse, le moyen d’exprimer ses sentiments lesquels grâce au son discret du djembé assuré par Victor Legrand, rejoignent l’invisible, le monde sans partage des vivants et des morts.

 Cela dit, il s’agit d’un spectacle très vivant, et très visible, où tout se tient, interprétation, texte, mise en scène simple et éloquente,  tam-tam mélodieux du djembé, avec un message important , celui de Jacob que vous ne ferez pas mentir «  Ce n’est pas en vain que je m’appelle Jacob, esclave  d’Agbodrafo Word Home « . Courez à ce spectacle, il est temps de le découvrir avant qu’il prenne les voiles pour Avignon !

    Paris, le 24 Février 2013           Evelyne Trân

 

GAINSBOURG MOI NON PLUS, SPECTACLE MUSICAL par le QUARTET GEVREY CHAMBERTIN au Théâtre de l’EUROPEEN du 11 Avril au 29 Juin 2013 à 19 H.

Mise en scène Guillaume Barbot
Création lumières Timothée Horvais
Avec
Zoon Besse/chant, Pierre Marie Braye Weppe/violon et guitare,
Dany Rizo/Contrebasse, Gaetan Pantanella/guitare

P.S. : Zoon Besse et Pierre Marie Braye Weppe étaient les invités de l’émission « Deux sous de scène » sur RADIO LIBERTAIRE, en 1ère partie, le samedi 13 Avril 2013 (disponible à l’écoute sur le site « grille des émissions de Radio Libertaire » et téléchargeable.)

Nul doute que là où il se trouve, GAINSBOURG aspire encore des chansons dans les nuages, heureux de se découvrir si nombreux sur terre. GAINSBOURG n’était pas seulement un  compositeur de charme, c’était aussi un accordeur de mots, très sensuel, qui savait mesurer l’effet dévastateur d’un mot sur l’épiderme d’une femme. Il est toujours en train de faire l’amour en quelque sorte avec une certaine idée de la femme, aussi bien ouvert à sa respiration musicale, qu’à ses silences. Quel plus beau cadeau, offrir à une femme qu’une chanson. Gainsbourg, c’est l’habilleur de l’être féminin en chansons, qui  transpire avec juste quelques notes et quelques mots pour lui dérober sinon un regard, sinon une parcelle de ses rêves.

 Dans le spectacle riche coloré et varié que nous offre le quartet Gevrey Chambertin, il suffit de quelques chansons en courants d’air pour mettre les voiles. Le vent devient musique, les soupirs des mots, et soudain s’incarne à flanc de navire, éclaboussé par quelques flammes amoureuses, ou par quelque amertume, le capitaine chanteur Zoon BESSE, en Gainsbourg bon vivant, familier et tendre, impétueux.   

 Quel bonheur que ce  concert sur l’eau ! C’est le jeu du violon de Pierre-Marie Braye Weppe qui vient tirer la robe de mariée d’une chanson, d’un petit rien en effluve, en bonheur, en délicatesse. C’est la contrebasse magnifique de Dany Rizo qui gronde, très suggestive. C’est la guitare de Gaetan Pantanella  qui ruisselle en marchant.

 Car les quatre artistes sont de véritables comédiens qui ne se contentent pas d’accorder leurs voix et leurs instruments. Ils s’amusent, ils font la fête avec  des partenaires invisibles mais bien présents, Gainsbourg et ses femmes, et ses états d’âmes, en leur manifestant leur propre folie, leur propre délire à fond d’âme.

 La mise en scène donne un mouvement au plateau aussi halluciné que celui d’une calèche musicale à l’entrée et la sortie de chaque chanson.

 Les arrangements de  jazz accentuent l’ambiance quelque peu éclatée de l’univers musical de Gainsbourg dont le romantisme pudique transparait à travers des airs slaves et l’humour tapageur sous les airs de flamenco qui chauffe la salle. .

 Gainsbourg était un esthète musical. Son génie c’est d’avoir su adapter ses ruminations ordinaires à un idéal toujours en alerte. Il fallait qu’il fonde en musique mais pas seulement en virtuose, mais en humain captif de sa propre humanité, la sienne et celle des gens qu’il aimait.

  A travers les mots, il crée le langage qui convient à sa respiration. Il ne cherche pas tant les belles phrases que les bons mots capables de tomber dans la soupe, ou de tenir dans le creux d’une main, au bord d’une larme, autour d’un silence. Des mots simples juste pour rebondir, pour affréter un nuage, en escaladant des rêves-réalités qui dureraient le temps d’une chanson.

 Car les mots pour parler d’amour,  aussi aguerris que des chaussettes vieilles ou neuves sont des nuages de fumée. Il suffit de les voir bouger pour comprendre que Gainsbourg n’est pas si éloigné de Ronsard, ni de Richepin, ni de tant d’autres troubadours auxquels nous fait penser ce superbe quartet Gevrey de Chambertin.

 Le spectacle « Gainsbourg moi non plus … » est une vraie bouffée musicale, d’une bonne humeur à faire frémir tous les grincheux. Musicalement parlant Gainsbourg, toi aussi !

 Paris, le 23 Février 2013                          Evelyne Trân

 

 

THEATRE DE MENILMONTANT : 1984 BIG BROTHER VOUS REGARDE de Georges Orwell – Adaptation Alan Lyddiard – Mise en scène et réalisation filmique de Sébastien Jeannerot – Tous les vendredis à 21h du 14 septembre 2012 au 1er mars 2013

Théâtre du Ménilmontant 15, rue du retrait 75020 PARIS – Durée 1 H 40 

Distribution : Loïc Fieffé, Hervé Terrisse, Swan Demarsan, Jean-Pierre de Lavarene Sébastien Jeannerot, Florence Nilsson, Sébastien Antoine, Pierre Biesmans

1984 est une œuvre monstrueuse au sens étymologique du terme de  Georges ORWELL. Au lieu du King Kong qui crevait l’écran, dans les années 30, Georges ORWELL imagine un BIG BROTHER qui hypnotise tous les esprits tout simplement parce qu’il est un leurre créé par un régime totalitaire qui règne sur le monde.

Celui que décrit Georges ORWELL est inspiré du régime Stalinien et du régime  fasciste. Ceux qui détiennent le pouvoir n’ont pour ainsi dire pas d’âme, ils ont perdu tout sens humain, ils sont devenus des machines et c’est vraisemblablement leur force. Il n’y a qu’à se souvenir comment des officiers nazis pouvaient tuer sans le moindre état d’âme. Parce qu’ils ne pensaient pas, d’autres, leurs chefs pensaient à leur place et c’était très bien comme ça. Il n’y a pas si longtemps, Hitler hypnotisait des foules, il n’y a pas si longtemps, il organisait des autodafés de livres.

 Le héros du roman Winston SMITH travaille au Ministère de la Vérité. Son travail consiste à traduire les archives dans la langue du Parti. Comme Montag, le pompier dans Fahrenheit 451 de Ray BRADBURY, il finit pas douter et comprendre que lui aussi va devenir victime de la Police de la Pensée. Dans l’univers horrifique décrit par Georges ORWELL, l’intimité doit être exclue du vocabulaire. Tous les individus sont espionnés jusque dans leurs chambres où par l’entremise des télécrans, ils reçoivent des leçons de  fonctionnaires .Aujourd’hui, nous en sommes à la webcam et demain ?

 N’est-ce pas la publicité qui alimente la télévision qui trône à table  dans chaque foyer ? N’a-t-on pas remarqué qu’en zappant sur le poste, ce sont toujours les mêmes informations qui sont relayées, toujours les mêmes animateurs etc…Les maisons d’édition, les journaux font partie de groupes. La pensée unique nous guette-t-elle ?

 En vérité, cela dépasse les bornes de n’importe quel individu. Pour se déclarer indépendant, il faudrait vivre en ermite, seul sur une ile déserte et encore au risque d’être traqué comme une bête curieuse.

 La mise en scène de Sébastien JEANNEROT est dynamique. Un rôle majeur est donné au film diffusé pendant le spectacle à travers quatre vidéo projecteurs. Les images projetées ont un effet plutôt violent. Elles s’intercalent dans l’histoire du héros sur scène, de façon exclusive. Par l’intermédiaire de ces écrans, les spectateurs jouent le rôle d’espions, de voyeurs bombardés par des scènes terribles mais souvent belles d’un point de vue artistique.

 Cet aspect trash et spectaculaire, quelque peu forcené,  dilue la complexité des personnages et du même coup la prééminence de la parole sur  l’image. C’est paradoxalement le texte qui vient illustrer de façon presque chimérique les scènes d’amour ou de torture.

 L’impact sur l’antenne visuelle est indéniable, mais laisse en retrait l’émotion littéraire. Comme si spectacle s’adressait davantage aux lecteurs de bandes dessinées fantastiques et aux amateurs de sensations fortes des films américains.

 Cela concerne le public convié à réfléchir sur sa fonction de voyeur pour réagir mais comment ? En quelle année sommes-nous déjà ? 2013 et 1984 n’a pas fini de nous tirer les cornes .Il ne manque plus que l’ombre du penseur de Rodin pour tirer la barbichette de Big Brother. Où ça au cinéma ou au théâtre ? Aux deux, messieurs, dames puisque Sébastien Jeannerot et son équipe ont réussi à concilier les deux comme deux baguettes magiques capables d’animer sur scène le roman de Georges ORWELL. Actualité oblige !

  Paris, le 17 Février 2013                    Evelyne Trân

EYOLF d’Henrik IBSEN au Théâtre de l’Aquarium à la Cartoucherie de Vincennes du 12 Février au 3 mars 2013

du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16 h du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16 h
Traduction de Terje Sinding – Ed. Imprimerie nationale
Un projet du Collectif Exit
Mise en scène et dramaturgie Hélène Soulié, assistant à la mise en scène et dramaturgie Renaud Diligent
scénographie Emmanuelle Debeuscher
Costumes Catherine Sardi, lumière Maurice Fouilhé, son Adrien Cordier, vidéo Maïa Fastinger

Avec Elsa Agnès, Claire Engel, Dominique Frot, Régis Lux, Emmanuel Matte et en alternance les enfants Roméo Créton, Diego Guerra et Arthur Rouesnel

La tristesse est éloquente. On ne la mesure pas. Mais parfois on l’imagine au seuil d’une vision, celle d’un d’individu seul face à la mer, ou adossé à la rambarde d’une fenêtre, qui lève les yeux vers le ciel, un horizon indéfini.

Cela pourrait aussi être le regard d’un enfant songeur derrière la vitre d’un autobus qui observe la rue, passionnément avec un sentiment d’existence abrupt, renversant,  d’être là parmi le monde, l’énormité du monde.

 La tristesse c’est un peu le suffrage de la transformation des choses et des êtres autour de soi. C’est un sentiment qui obéit juste à une émotion. On l’entend dans la musique, on l’entend dans un paysage, c’est une perception indocile qui peut se signer d’un sourire muet.

 Dans la pièce d’IBSEN « EYOLF » chacun des personnages porte en lui sa partition. La pièce est bâtie autour de plusieurs nuages d’êtres : un homme, une femme qui forment un couple, l’enfant, la belle-sœur, l’étranger et un personnage inquiétant, la demoiselle aux rats qui parait annoncer la mort.

 La mère et le père sont présentés comme des parents immatures, des individus qui n’étaient pas prêts  véritablement à assumer la présence d’un enfant au sein de leur couple. On apprend dès le début que parce qu’ils n’étaient pas là, l’enfant  a eu un accident et est devenu infirme. Les premiers actes font largement écho aux absences des personnages confrontés lorsqu’ils se retrouvent, à toujours soulever les braises d’une fusion impossible. Le sentiment d’amour qu’éprouve le héros pour sa demi-sœur parle  d’un paradis perdu, celui de l’enfance. Celui qu’il éprouve pour sa femme parle de sexe, d’altérité. Le héros n’a pas envie de se  quitter pour sa femme, son esprit  demeure dans le passé, son île absolue.

Lorsqu’il entrevoit une issue pour sortir de lui-même, à travers son enfant, le drame survient, l’enfant meurt.

 L’on pourrait dire que le nuage de  l’enfant s’est accroché à une montagne puis il a disparu. Mais la vie continue. Les parents clignent  de l’œil vers l’enfant, ils mettent à bas leurs déchirements. Ils se transforment, ils comprennent qu’ils doivent se transformer. La femme qui n’entendait n’exprimer qu’un amour exclusif envers son époux, décide de se consacrer au bonheur d’enfants abandonnés.

 L’ile qui se dessine sur la scène n’est pas réaliste, elle surplombe les états d’âme des personnages pour faire écho à leurs horizons possibles, indéfinis. Lorsqu’apparait le dos nu du père, à ras, planté devant la mer, le moi-je en prends un coup, tel un grand œil ouvert effaré qui se nettoie. La douleur d’un homme parle alors comme une épave, elle est ce qu’il y a d’humain dans la nature, elle en fait incroyablement partie.

 Les interprètes parlent silencieusement, il n’y a pas de séparation entre leurs voix intérieures et extérieures.

 Il s’agit de théâtre absorbant comme une éponge,  comme si les personnages prenaient le temps, un temps aussi invisible, avant de traverser la route qui les sépare.

 Beaucoup de poésie se dégage de ce spectacle aussi captivant qu’un tableau de Hopper, qui nous fait rentrer dans l’intimité d’êtres humains comme deux gouttes d’eau. Un tableau qui pleure mais touché par le soleil.

Paris, le 16 Février 2013          Evelyne Trân

La fausse suivante de MARIVAUX au Théâtre du Lucernaire avec une mise en scène d’Agnès RENAUD. Du 24 Janvier au 3 Mars 2013 du mardi au samedi à 21 H 30,le dimanche à 17 H.

Scénographie : Michel Gueldry Lumières : Véronique Hemberger  Costumes :Anne Bothuon

Avec : Fabrice Cals ou Xavier Kuentz Xavier Czapla     Virginie Deville   Stephane Szestak Sophie Torresi

De la même façon que l’on dit  » c’est du cinéma  » en évoquant des situations incroyables, de la même façon en racontant l’histoire de cette demoiselle qui se travestit  en chevalier pour sonder le coeur de l’époux qui lui est destiné, l’on a envie de s’exclamer  » C’est du théâtre ».

Chez Marivaux, au théâtre, il est presque certain que la fin justifie les moyens.  Marivaux est un observateur très aigu des moeurs de son époque. Nous savons qu’il fréquentait des salons littéraires tenus par des femmes d’esprit, où la conversation allait bon train. Est-ce à dire que ces personnages féminins notamment l’extraordinaire fausse suivante, lui ont été inspirés par des femmes réelles ?

C’est souvent en petit comité que l’on refait le monde tout en sachant que tout ce que l’on peut dire, reste du domaine de la velleité. La situation « désespérée » qu’il décrit, celle du mariage d’argent est rebattue, ce qui l’est moins c’est la volonté chez Marivaux, d’exprimer que les femmes et les hommes  ne sont pas dupes des conventions qui entravent leur liberté.  Dès lors, il peut mettre en scène deux axes d’attitudes humaines, deux choix : celui d’être sincère et honnête et devenir la proie des fourbes, ou bien celui d’avancer masqué pour arriver à ses fins.

« Mentons nous les uns les autres » pourrait être la devise de tous les personnages de la fausse suivante, sauf que le plus mauvais Trivelin a au moins le mérite de ne pas   pas cacher sa vilenie, et que Lélio, l’arriviste, a si peu de coeur, que sa rouerie très primaire fait plutôt sourire. Quand à la Comtesse, elle n’a d’autre ambition que de suivre ses transports amoureux. Il ne manque plus qu’Arlequin pour rappeler au spectateur que tous ces personnages ont fait leur preuve dans la comédia del arte destinée principalement à divertir le public.

Autour de ces gros fils, Marivaux fait glisser la langue avec une vivacité merveilleuse. De sorte que si les yeux s’amusent des gesticulations grossières et ridicules des   protagonistes, l’ouïe reste toujours en alerte pour suivre les pleins et les déliés de leurs discours, où le chat court toujours après la souris et où la parole sert aussi de poudre aux oreilles.

Les situations que décrit Marivaux sont d’une crudité incroyable. On y voit un Trivelin si excité de découvrir que son maître est une femme, ne pas hésiter à lui sauter dessus, une femme embrasser une autre femme, ce qui est tout de même rare au théâtre ! Et tout cela est rendu possible parce qu’une jeune femme a décidé de se travestir en homme.  Il s’agit bien d’une épreuve pour elle, bien davantage que pour ceux qu’elle dupe, qui nous le savons bien, n’ont nulle envie de se remettre en question. Perdre la face, qui s’en soucie vraiment ?  La fausse suivante se retrouve  face à un miroir qu’elle a si bien agité qu’il lui renvoie une autre vision de femme qui la bouleverse  : une femme décidée à prendre en mains son destin. Ce faisant, elle peut devenir l’alliée d’hommes tels que Marivaux qui s’interrogent  sur la condition humaine.

Nous n’imaginons pas aujourd’hui, en France,  la lourdeur des baillons qui attachaient la femme à l’homme.Ils étaient écrasants et de nature à offusquer un esprit aussi libertaire que celui de Marivaux ou de Diderot. qui cherchaient chez la femme au delà de ses atours physiques, de quoi substanter leur propre moelle.

La metteuse en scène Agnès Renaud signe une mise en scène, aérée, très fluide qui permet au spectateur de suivre les tribulations des personnages en se prenant tout simplement au jeu de cette farce, de cette tragico-comédie humaine.  Tous les interprêtes sont excellents, leurs déplacements sur scène s’enchainent avec une aisance surprenante. La langue de Marivaux agit comme une partition en bulles d’air. Les personnages peuvent dialoguer ou monologuer sans que l’on perde le sillon de leur manège aussi étourdissant qu’un petit tourbillon d’abeilles.

Très fraiche, Sophie TORRESI campe une fausse suivante très féminine, naturelle. C’est d’ailleurs, cette impression de fraicheur qui prévaut dans ce spectacle où s’accochent pourtant quelques scènes triviales s’accordant, sans fausse note, à des   langues bien pendues. Quelques airs de la belle époque parsèment l’ambiance d’une société hypocrite où chacun tire pour soi l’antique corde du plaisir de la chair.

Une pièce donc très ambiguë de Marivaux qui incline nos propres cordes aussi bien à réfléchir qu’à sourire,  mise en scène avec brio, une douce effervescence, beaucoup de doigté par Agnés RENAUD. Il est réjouissant, il faut le dire, d’assister à un spectacle divertissant  qui aiguise aussi bien les  sens que l’esprit !

Paris, le 15 Février 2013       Evelyne Trân

 

 » Une sorte d’Alaska » une pièce en un acte de Harold Pinter du 8 Février au 6 Avril 2013 au Théâtre de l’Aktéon 11, rue du Général Blaise 75011 PARIS

Mise en scène de Ulysse DI GREGORIO,

Avec Dorthée Deblaton, Grégoire Pallardy, Marinelly Vasla

 Comment réagirions-nous si l’un de nos proches décédé il y a quelques années, venait à ressusciter ? En vérité nombre de personnes habitées par le souvenir d’un proche disparu, peuvent se poser la question. Parce qu’elles  savent que la disparition d’un proche, si elle rompt un fil, ne l’efface pas. Une sorte d’éternité précieuse demeure au bout de ce fil. Et il ne parle pas de mort, il parle de personnes.

 L’héroïne d’Harold PINTER  dont on assiste au réveil après 16 ans de coma, est une conscience autre mais complètement pleine d’elle-même. Elle avait 15 ans à  l’époque de son accident, elle a 15 ans dans sa tête à son réveil. C’est une belle au bois dormant qu’un prince charmant médecin a réveillé en lui injectant un sérum.

 Tout le long de la pièce, le temps parait suspendu à l’évènement du réveil de la jeune fille. Il semble que chacun des personnages soulève du temps qui entre eux n’est pas fusionnel mais le devient comme pour souligner l’importance du regard de l’autre sur soi. La réalité de la sœur Pauline et celle du médecin attentionné est une réalité faussée, conventionnelle, dans la conscience de Déborah pour qui Pauline sa sœur cadette a toujours13 ans. A tel point, que lorsque Pauline et le médecin relatent les circonstances de l’accident, l’on vient à se demander si cet accident n’est pas la réalisation d’une volonté inconsciente de Déborah de faire une pause, d’arrêter le temps pour choisir et posséder sa propre éternité, d’un moment festif où toute sa famille était réunie.

« Vous ne voulez jamais vous arrêter aurait pu crier l’adolescente et moi je m’arrête ».

 Harold Pinter ne le dit pas mais l’évoque. Il souscrit aux passions de l’adolescente dont l’expression intérieure violente est capable de faire flamber le temps. Cela signifie-t-il que ce n’est pas tant les  années qui passent qui font s’éloigner les êtres les uns des autres mais plutôt leurs longueurs d’ondes.

 La question du réveil, c’est aussi le désir de vivre. Après une émotion, un accident, une conscience éparse se trouve en situation de devineresse, mais elle va à l’essentiel. Comment l’entourage ne se sentirait il pas concerné ? Il y aura toujours un voile transparent qui sépare les individus les uns des autres aussi proches soient-ils. Le langage l’exprime fort bien à travers les pronoms personnels : elle, il, moi. Ce que recouvre leurs sens opère ce va et vient où nous sommes tout à la fois, il, elle et moi mais chaque fois différents suivant la perspective et l’onde de choc.

 C’est le « elle » qu’on  entend le plus dans la bouche de Déborah, le « elle » resté en souhait, qui vacille, qui prend le large, qui touche, qui chuchote, qui souffre aussi et qui finit par comprendre non sans humour qu’elle va se réveiller aux autres.

 Dorothée DEBLATON ne joue pas, elle est Déborah, une adolescente forte et fragile, en pleine émulsion, une fleur, une véritable fleur, tombée du ciel, qui rougit de ses propres effluves naturellement.

 Il n’est pas évident  pour le spectateur de se mettre dans la peau du médecin et de la sœur (interprétés scrupuleusement par Grégoire Pallardy, Marinelly Vasla) qui ralentissent tous leurs gestes, leurs paroles pour ne pas brusquer Déborah mais progressivement, une alchimie se produit, la naissance a lieu et l’on comprend qu’il fallait tout ce temps pour lui donner un sens au temps, celui qui est en veille et qui finit par rassembler.

 Et Déborah est si vivante qu’au sortir de notre « léthargie » nous avons envie de nous reconnaitre en elle. Précieuse émotion, précieuse indication du metteur en scène qui donne au temps son rôle majeur d’écoute, d’attention, celui qui veille et ne resplendit pas, une histoire d’attitudes presque irréelles pour une rencontre de 3ème type, où chaque questionnement des personnages résonne comme un ostensoir.

 Est-ce à travers la perception de Déborah que nous ressentons les personnages du médecin et de la sœur, presque figés, frigorifiés ? L’effet de stupeur n’est-il pas trop prononcé ? Ceci dit, Harold Pinter nous invite à un voyage très surprenant aux extrêmes  pôles de notre conscience, dans un Alaska inouï, qui héberge, telle une neige éternelle, une sirène, la sublime Dorothée DEBLATON, Déborah.

 Paris, le 9 Février 2013             Evelyne Trân

 

 

 

Công Binh, la longue nuit indochinoise de Lam Lê

Une page de l’histoire de France, oubliée, parce  qu’elle ne concerne qu’une poignée d’individus, qui n’ont pas comme le nez de Cléopâtre, changé la face du monde. Rions ! Rions jaune !

Les annamites, les cochinchinois, les indigènes, habitants d’une Indochine colonisée au milieu du 19ème siècle grâce aux diligences d’un homme politique de talent Jules Ferry, ont été figurés avec tant de mépris par les écrivains français de cette époque, qu’il importe pour leurs descendants d’essayer de comprendre cette étrange condition de  colonisé.

 Qui cela peut-il intéresser aujourd’hui de savoir que la France connue pour sa bannière « Liberté, égalité, fraternité » était une grande puissance coloniale.

D’un revers de manche, il suffit de se dire qu’il s’agit d’un peu de plâtre du passé, juste un peu de poussière à oublier avec la pollution puisque ce qui compte, c’est qu’il puisse se balancer bien droit, propre le drapeau français avec ses belles couleurs, bleu, blanc, rouge.

 Grand bien leur fasse à ceux qui entendraient faire le procès de la colonisation disent certains, Cela signifie-t-il que le bât blesse, que cela saigne encore.

 Avec délicatesse, Lam Lê soulève une page d’histoire méconnue, celle d’une « armée » d’indigènes indochinois, la plupart réquisitionnés, malgré eux, pour être utilisés comme main d’œuvre corvéable, en France, à partir de 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale. Ce n’étaient pas des soldats, des français soucieux de défendre la mère patrie mais des pauvres types contraints de quitter leurs villages sans savoir s’ils reviendraient, des déportés en somme.

 Tous les témoins filmés par Lam Lê sont nonagénaires, quelques-uns sont morts pendant le tournage. Comment ces individus réussissent à exprimer leur état d’esprit de jeunesse, est assez stupéfiant. Car ils ne  paraissent pas motivés par une quelconque acrimonie, ou esprit de revanche. Certains racontent un peu leur histoire comme des ingénus de Voltaire. Ils s’étonnent de la folie de ces français qui les considèrent encore moins bien que du bétail, qui ne savent pas quoi faire d’eux, et qui parlent d’eux comme d’une sous espèce humaine. Ces travailleurs pour la plupart analphabètes profitent de leur incarcération dans des camps, pour apprendre à lire et à écrire grâce à leurs compatriotes instruits. D’autres trouveront l’occasion de montrer leur savoir-faire en aménageant des rizières en Camargue.

 Une leçon d’histoire en quelque sorte prodiguée par des hommes qui n’ont pas besoin de brandir une carte politique, pour s’exprimer. Quelques extraits de  réflexions de Sartre, Césaire, très véhémentes, jalonnent le récit. Ils sont lus par une descendante de công binh, en quête d’humanité. C’est le mot lutte qui affleure entre ses lèvres, entre les nôtres. Il faut avoir le courage de penser que beaucoup d’hommes  ont vécu ce que nous ne voulons pas vivre, l’oppression et l’esclavage au nom de l’idéologie dominante. Et il faut le rappeler, l’esprit colonial, c’est une idéologie pensée, travaillée par nombre d’intellectuels.

 Les scènes de marionnettes sur l’eau qui font partie du patrimoine vietnamien sont essentielles dans le film. Il ne s’agit pas de simples illustrations comme dans un livre d’image mais de l’expression animale, animée de l’âme vietnamienne, c’est un art populaire qui rassemble sur une berge tout un village.

 Plus qu’un documentaire, Công binh est un film qui bénéficie d’une vision esthétique très naturelle, qui éclaire, permet d’entendre respirer aussi les non-dits, par pudeur, d’hommes lucides, qui témoignent non pas pour se faire valoir mais pour répondre aux questions de leurs petits-enfants.

 Quand il ne s’agirait que de fortifier un peu sa  conscience politique, au sens large, celui d’un être là dans ce monde, aller voir ce film, c’est aussi rentrer dans sa propre conscience individuelle par rapport à une Histoire qui souvent  nous dépasse. Si nous avons la chance de pouvoir nous regarder à travers quelques hommes qui ne peuvent plus parler pour ne rien dire, oui, il faut écouter leurs témoignages. Công Binh est un film à voir et à revoir sous toutes les latitudes, il est universel parce qu’à la portée de n’importe quel gramme de poussière humaine.

 Paris, le 2 Février  2013                           Evelyne Trân