Interview de Monsieur Jo DEKMINE, Directeur du Théâtre 140 à BRUXELLES

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 A propos de Francis Blanche, interprète de M. Plume d’Henri Michaux dans le spectacle « ET CAETERA » (du 7 au 27 Mars 1966) avec Ursula Kubler

 Jo Dekmine  :  Comment j’avais fait la connaissance de F.B. à l’époque, je ne me rappelle plus. On allait bouffer ensemble. Et puis, un jour, en voiture, je me mets à éructer de l’Henri Michaux, et lui enchaine sur le même texte. Donc, on était là où l’on devait être. C’était formidable. Il me disait sa passion pour le living theatre de New York, pour le free jazz, pour tout ce qui se faisait dans l’imaginaire du moment. Il me confiait aussi :

 « Je fais des films comiques, où, quelquefois, je donne des indications au metteur en scène parce qu’il est perdu.  Je dis « peut être on fera ça, ce serait peut être drôle »

 C’était ce genre de choses qu’on lui demandait de faire et qui lui apportait une immense célébrité populaire. C’est un peu ça, qui fait que le monde extraordinaire qu’il développa de par les textes avec Pierre Dac et ses écritures de chansons, et bien n’était peut être pas celui du cinéma, où il était connu. Et du coup, le public énorme de Francis Blanche a été très moyennement au rendez-vous du spectacle d’Henri Michaux dans mon théâtre 140 de Bruxelles parce qu’il ne se reconnaissait pas dans la proposition. Alors, on avait décidé de faire 3 semaines pour le bonheur, et cela ne s’est pas passé si facilement au niveau de la fréquentation, mais d’une manière très, très heureuse au niveau de la passion, oui, de la passion – si vous avez déjà vu tomber une femme amoureuse  et je le vois encore répétant. Au fond, ce spectacle a été de l’ordre d’un engagement absolument absolu de sa part, où il était en dehors des contrats commerciaux déjà signés. Il était ailleurs.

  Evelyne Trân : Quand on a dépouillé les archives, on s’est aperçu qu’il avait une pochette avec beaucoup d’articles sur « Et cætera ».

  Jo Dekmine : Donc, ça l’a bien marqué. C’est une aventure complètement marginale. On a pris ensemble un risque énorme, joyeux. Et, peu après, on s’est revu au casino de Granville. Il était avec une copine qui faisait un spectacle comme ça, un spectacle chouette. Mais j’allais à Granville quand même juste pour le voir. Ce genre de casino, où, finalement, il y a  des bouteilles de champagne, mais les gens boivent de la  bière, alors, ça n’a pas pris. Ce spectacle était bien, mais pas du tout dans le ton du 140. C’était à dire qu’il était plus sketch, plus boulevard.

Après le spectacle, je lui dis :

« Il y a ça et ça que j’aime beaucoup, mais ce n’est pas trop pour chez moi. »

D’où le merveilleux mot de Francis, c’est : « Jo a raison, c’est pas pour lui ».

Il savait. Il savait. On s’est embrassé, c’était formidable. On se revoyait.      Il avait invité du monde, attends, pas des bourges.

  Jean-Marie Blanche : Ah oui, je me rappelle d’en haut du bâtiment de la Reine sur la Place des Vosges, où demeurait mon père. 

  Jo Dekmine :Qu’est ce que tu as connu ?

 Jean-Marie Blanche : J’ai connu des amis de sang. J’ai connu Carmet, j’ai connu Maillan, j’ai connu Darry Cowl.

 Jo Dekmine : Darry Cowl. Personne ne sait qu’au départ il était pianiste.

C’est difficile à dire, mais, en fait, le souvenir le plus fort, c’est celui que je vais dire  et cela englobe toute la conversation que nous avions.

 Ce ton, quel ton. Il a été passionné par ça et il a donné là-dedans. C’était une très belle chose parce que cela témoigne totalement de l’exactitude de ses passions. C’était pas lui officiellement, qu’il faisait très bien. Il avait une science de ça et je me rappelle l’avoir vu bien avant avec Pierre Dac dans un cabaret qui doit être… qui doit porter le nom d’une station à Saint Germain. Il y a un cabaret entre Saint Germain et Odéon, où même des types sans argent, des étudiants – j’étais de ceux là – pouvaient se rendre, et passer un moment de la nuit comme faux spectateurs. Ce n’était pas au moment où il y passait, il y avait quand même du public où passait Léo Ferré en tour de chant et où passait, celui qui a écrit des chansons, celui qui a écrit la Marie Joseph, c’était qui ?

  Jean-Marie Blanche : Je ne sais pas, mais ça me rappelle la « Belle Arabelle ».

  Jo Dekmine : Qui s’en est vanté ? Quelqu’un d’autre s’en est vanté.

  Jean-Marie Blanche : C’est pendant « La belle Arabelle » que mon père et ma mère se sont rencontrés. Attendez, j’en tiens une.  Ma mère, récemment, m’a dit qu’ils avaient deux jours de repos. Aussi mon père l’a emmenée à Bruxelles, et c’est là, à Bruxelles, que  j’ai été conçu. F.B. a fait toutes les chansons -on dit tous les lyrics- de la « Belle Arabelle »

   Jo Dekmine : J’ignorai. Donc, ce jeu entre nous, c’était à la fois le talent, la recherche du jeu et l’amitié.

 Jean-Marie Blanche : Vous avez connu Robert Dhéry. Tous ces « branques » habitaient dans le quartier des Batignolles à Paris. C’est ce qui explique la création du spectacle au charmant titre : « Les Branquignols » sur le mot de mon père habitant, ça ne s’invente pas, rue de la Félicité. C’est la source.

 Jo Dekmine :En fait, c’était l’époque de la Contrescarpe. Alors un jour -on va peut être le trouver- en fait, la période post rose rouge, voilà. Mais j’ai connu ça, j’étais étudiant aux Beaux Arts. Je faisais des illustrations de livres, d’expositions, de critique d’art et en même temps, je créais mes cabarets littéraires où passaient Boris Vian, Léo Ferré, Marc et André, l’époque des Frères Ennemis. La chanson en question, « La Marie Joseph », je l’attribue à Stéphane Goldman.

 Que dire de plus si ce n’est que de toutes les programmations que j’ai faites durant 46 ans, celle-là a été le fruit d’un complot, d’une tendresse particulière puisque, celle de F.B., il a fallu tout construire, tout faire. C’était un projet qui a dû être répété, alors que moi je n’ai pratiquement jamais présenté de spectacle qui ait été répété sous mon œil. Donc, c’est peut être le seul, une aventure unique et c’est vrai, quand j’évoque Francis, c’est l’émotion. C’est dur d’ajouter quelque chose à ça. Ces périodes successives. Il y a eu toute cette école Saint Germain. Il y a eu parallèlement à cela l’écriture Dada, l’écriture surréaliste, une forme d’humour qui n’était pas le comique, et qui, malheureusement, est revenu, le comique télé n’ayant rien à voir avec ça, rien, mais des gens triomphent de ça.

  Evelyne Trân : Henri Michaux, a t-il participé aux répétitions ?

  Jo Dekmine : Pas du tout. Il était négatif. Il avait très peur de ce que l’on allait faire avec lui. Très, très peur.

  Evelyne Trân : Il a quand même donné l’autorisation. Il y a des droits d’auteur tout de même.

  Jo Dekmine : C’est pas clair. L’autorisation, on a du la recevoir. En attendant, lui, il n’était pas pour qu’un spectacle se fabrique sur lui. Il ignorait que j’avais 17 textes en cabaret.

 Enormément, j’édite tout Henri Michaux.  On ne lui a pas dit. On avait excessivement d’égards pour lui. On voyage pour lui.

  Evelyne Trân : Francis Blanche, ça ne m’étonne pas qu’il ait été si heureux de jouer du Henri Michaux. Michaux, c’est un poète tout de même.

 Jo Dekmine ouvre « Mon oursin et moi » et lit « la vieille anglaise » de F.B.

  Jo Dekmine : Et puis, en plus, c’est écrit avec cette espèce de simplicité : c’est comme « les vacances de Mr Hulot ».

  Propos recueillis, le 2 Juillet 2009 à Bruxelles

LA CENDRE DES SAISONS – FRAGMENTS PROUSTIENS en compagnie de Marcel Proust par la Compagnie Le bruit du Monde au Théâtre 14 Jean-Marie Serreau 20 Rue Marc Sangnier 75014 PARIS – Festival En Compagnie d’été 2012

Auteur : Marcel Proust Artistes : Camille Devernantes, Céline Barricault Metteur en scène : Michel Azama

 Bien sûr, il eût paru superfétatoire de convier les spectateurs, amateurs de Proust, à tremper une madeleine dans une tasse de thé, tout en laissant fondre dans leurs oreilles les fragments proustiens choisis par Michel Azama et coquinement servis par le comédien Camille Devernantes.

 Quel élève du secondaire a-t-il échappé à la madeleine de Proust ? Au moins, peut-on imaginer que le professeur Henri AGEL a su faire tomber une de ses madeleines dans les cervelles de ses ouailles, comme au théâtre.

 On peut très bien se lécher les babines avec la langue de Proust. C’est cela le miracle de la littérature : faire appel aux sens tout simplement.

 Certes, il faut se lever de bonne heure pour saisir cette langue aussi rétractile et vive qu’un serpent, être capable d’apprivoiser cette anguille qui se nourrit de toutes les humeurs passables et étranges dans le vivier d’une société mondaine. Avec Proust pour guide, nous avons l’impression de déambuler autour d’un superbe aquarium où les poissons se frottent contre les parois en nous faisant des signes.

 La comparaison doit s’arrêter là. Proust tel un chasseur de papillons prend toujours l’air. C’est un détective qui observe à la loupe toutes les étrangetés humaines, celles qui ressortent de  leurs méandres, comme s’il était toujours aux  aguets de quelque apparition, de quelque nouveauté, pour saisir à l’insu de ses objets de proie, ce qu’ils seraient incapables de voir eux-mêmes, puisque c’est une vérité de la Palisse, on ne se voit, ni ne s’entend soi-même.

 Le regard de Proust a un aspect prédateur mais ils sont tellement vivants les gens qu’il emporte dans sa lucarne. Ces visions sont si confondantes qu’il faut parfois se retenir de rire et pouffer comme Madame VERDURIN, un pouce sur la madeleine avant qu’elle ne fasse « Plouf ! » dans la tasse de thé.

 Camille Devernantes, glisse dans les longues phrases de Proust avec une dextérité digne d’un champion de natation. Sans ostentation, il délivre avec élégance toute l’ironie contenue dans le sac de sable de ses fragments proustiens.

 Il est dignement accompagné de la violoncelliste Céline BARRICAULT qui interprète des musiques de Beethoven, Fauré, Ravel, Saint Saëns… sans oublier Vinteuil.

 Proust récréatif ? Sûrement et très drôle ! Un peu comme un éventail, le spectacle laisse planer toute la suavité de ce personnage.

 La mise en scène sobre s’accorde en douceur avec le jeu des ailes de l’oiseau écrivain qui au milieu d’une tonne de papiers froissés trouve le moyen de se jucher sur une falaise, à livre ouvert.

 Paris, le 5 Août 2012              Evelyne Trân

 

En pensant au peintre algérien Ali RAHMANE qui tenait son atelier dans un café de Paris

[singlepic id=171 w=320 h=240 float=none] Il n’est jamais question que d’aimer.  Elle a refoulé tant de sanglots, la vilaine, qu’elle ne voit pas comment un tableau lui parlerait encore. Et pourtant et pourtant, par mille postures acrobatiques, elle poursuit encore le regard du peintre. Elle a l’impression que c’était encore hier dans un rêve qu’ils parlaient ensemble de la mort. Après c’est fini disait-il, Mais comment se prononcer lorsqu’on parle d’un sujet si grave. Ils étaient en train de parler, ils remuaient ensemble des souvenirs et soudain elle a eu l’impression d’un inachèvement terrible. C’est à dire qu’ils n’avaient pas fini de discuter. Qu’il était mort, certes, mais que leur conversation pouvait continuer à l’infini. Le temps faisait des manières, voilà tout. Il ne fallait pas avoir peur de la mort. Il fallait continuer le voyage. Avoir du cristal dans la main comme la main du peintre apôtre qui converse avec toutes choses et qui redevient facteur du soleil sur la toile et qui dit en riant  « C’est un bonheur étrange d’avoir servi d’ombre aux choses que je voulais montrer ».

Elle est si solaire l’habitude qu’il suffit parfois d’un moment de découragement pour voir apparaître toutes ces choses que l’on niait tout à l’heure. Car le geste est infini de celui qui donne à voir pour juste te rencontrer.

Evelyne Trân

 

Autodidacte, et passionné de peinture, Ali RAHMANE a réalisé dans des moments de très grande détresse des oeuvres qui traduisent son état du moment. « Je souffre de cette passion que j’aime au-dessous de tout, qui est là constamment en moi ; la peinture me dévore, je suis obsessionnellement malade, squatté corps et âme par elle, je travaille jours et nuits, à dessiner ou à reproduire les images qui me trottent dans la tête, je retrouve la liberté. A travers la peinture j’ai découvert pour la première fois que j’étais un homme libre ». Ces mots expriment la passion sans commune mesure qu’il voue à cet art. Ali RAHMANE nous a quittés une nuit de mars 2007.   

Sources : http://www.telephonearabe.net/

Centre culturel Algérien 171 Rue de la Croix Nivert 75015 PARIS

De l’art en général et du poème … Vive la poético-thérapie ! par Vincent JARRY (article paru dans la revue Rue des Poètes)

De l’art en général et du poème, ainsi que de la diction comme thérapie et comme vecteur de réinsertion sociale.

 Toute société secrète ses normes, ses codes, ses traditions qui visent, tout en protégeant ses structures, à favoriser la communication entre individus. Mais toute société évolue et chaque individu n’évolue pas à la même vitesse : d’aucuns sont en avance d’une ou deux longueurs, on les traite alors de visionnaires, de précurseurs ou même de fous. D’autres sont à la traîne, on les qualifie de réactionnaires, d’intégristes, de vieux jeu. Enfin d’autres sont complètement largués et, comme ils ne réussissent pas à s’intégrer dans cette évolution de la codification et donc des normes on les déclare anormaux, c’est à dire criminels ou fous ou bien encore marginaux.

 La communication n’avait pas passé la rampe.

 La communication entre l’individu et la société, entre le Moi et l’Autrui.

 Une communication équilibrée pourrait peut-être se schématiser ainsi :         Moi  (schéma N°1)                  Autrui 

 On pourrait penser d’ailleurs que c’est l’autrui Familial (au sens large du terme) qui sécrète le premier désir de communication de Moi.

 Ce qui ferait que, quand on se trouve devant un cas de disfonctionnement de la communication du type :

 Moi (schéma  N°2)                 Autrui

 

On peut sans doute imaginer qu’au départ, il y avait :

 M : (schéma N°3)                    Autrui

                                             Familial

 Qui n’a déjà entendu cette phrase parentale :

 -Tu diras à ton fils (ou à ta fille) que…

 D’où on peut induire qu’il n’y a pas de communication directe, ou peut-être plutôt qu’il y a des cas de blocage de communication d’un ou deux des parents avec l’enfant. Avec stéréotypie.

 Et puis, ce schéma disloqué va quelquefois s‘amplifier et se rigidifier en passant de la relation avec l’Autrui Familial à celle avec la Société, c’est à dire avec ce que nous avons appelé Autrui dans le premier schéma.

 Alors, les choses vont se gâter pour ce pauvre Moi. La Société, pour protéger ses structures, c’est à dire, pense-t’on quelques fois –à tort ou à raison ?- va mettre ce Pauvre Moi, afin qu’il ne fasse plus de bêtise –c’est à dire qu’il ne dérange plus – va l’enfermer dans un placard (prison) ou dans sa chambre (hôpital psychiatrique) ou bien va le foutre à la porte (fugues, marginalisation, vagabondages, petits ou gros délits, éventuellement drogue… d’ou retour futur au placard ou à la chambre psychiatrique. Ce qui risque d’amener au schéma suivant :

 M  (4ème schéma)                          A

  C’est à dire, criminalité possible, psychiatrisation à rechutes etc. D’autant que, pour ces Pauvres Moi, il n’y a souvent de codification reconnue par eux comme cohérente que celle du système carcéral ou psychiatrique.

 La situation paraît donc sans issue.

  Pourtant…

 Nous avons entendu tout à l’heure, un des parents dire :

 -Tu diras à ton enfant que…

 mais ne l’avons-nous pas aussi entendu dire :

 -Va dire à ta mère (ou à ton père) que…

 Ou alors :

 -Tu n’as qu’à demander à ton père.

 Ce qui crée ce qui Ping-pong

 Tu n’as qu’à demander à ta mère

  Et si on demandait à tous ces Pauvres-Moi  de dire et demander à leur Autrui Familial ou Sociétal…

 En passant par le truchement de l’art ?

 On obtiendrait peut-être le schéma suivant :

                          Art

 Moi   (schéma N5)                     Autrui

 Ce qui, du coup, rétablirait la communication, assurerait la reconnaissance et donc le désir de l’autre et coûterait sans doute beaucoup moins cher tant à la société qu’à tous ces Pauvres-Moi.

 Pour ma part, ayant tué ma sœur alors que j’avais une quinzaine de jours alors que ma mère me donnait le sein et que cette sœur escaladait une armoire, celle-ci a basculé et l’a tuée et, comme nous n’étions que tous les trois dans cette pièce, j’en suis devenu l’assassin et le remplaçant de ma sœur , tant aux yeux de mes parents qu’à ceux, tant aux yeux de mes parents qu’à ceux de mes nombreux frères, la cousinerie, etc…  

  Ayant donc tué ma sœur, j’ai eu des relations extrêmement compliquées avec rejets, rappels, émotivité décalée, chantage affectif, menaces et tutti quanti, ce qui fait que j’ai commencé par des phases de Pauvre-Moi : je ne pouvais pas m’aimer.

 Heureusement, je vivais dans un milieu à forte imprégnation artistique et, vers l’adolescence, plus tôt sans doute, j’ai commencé à m’embarquer sur des esquifs artistiques. Comme d’aucuns m’ont encouragé – (un autrui Familial n’étant pas forcément monolithique), j’ai progressé tant en qualité de communication –par le truchement artistique ?- qu’un développement d’un Moi moins rigide, maniant plus l’humour et donc moins la colère (ce qui n’empêche qu’il y en a de saintes).

 Au sujet des saintes colères, elles ont fait que, étant passé du stade de Pauvre Moi à un Je normal, je me suis intéressé aux autres Pauvres Moi et que j’ai réussi à extraire quelques uns de mes petits camarades qui d’H.P., qui du circuit « Armée du Salut » + « Mie de pain » etc. (à ce sujet, nous ferons un développement plus bas)

  Quand à Bergdoll, je ne peux qu’être moins prolixe que pour moi à son sujet.

 En effet, la dernière fois que je lui ai demandé des éclaircissements sur la vie qu’il avait menée, j’ai obtenu à peu près ceci :

 Orphelin précoce : élevé par la grand-mère jusque vers l’âge de sept ans ; et puis les Orphelins d’Auteuil (première larme qui suinte). Ensuite, vers quatorze ans, on va ailleurs : apprentissage et j’aurais bien voulu passer un truc comme B.T.S. ! J’avais le niveau ! (Là, ça dégouline de partout : et des yeux et du front) Mais j’veux plus parler d’ça (fuite t voix de petit garçon) J(veux plus parler d’ça !

 L’attrapage par l’épaule et la bise sur le front du grand petit garçon généreux.

 Car Bergdoll est généreux. A coups de gueule, à coup de poings (rarement), à coups d’éclats de rire (à ce sujet, il est à noter qu’au Moulin de la Galère, on pratique plusieurs fois par jour, l’esclaffothérapie, ainsi que l’usage du déconnographe, ce qui vaut bien des électrochocs et bien des beefsteaks).

 Et puis, à coups de révoltes contre cette société qui a rejeté une partie d’elle-même comme on lâche des étrons : tu peux te décomposer là mais, si ça ne va pas assez vite, il y aura une caninette qui viendra te ramasser avec sa petite moto.

 Aucun être humain n’est une merde. Mais, si on l’installe dans ce rôle, il va finir par se prendre au jeu, que ce soit un tortionnaire militaire ou un clochard insoumis.

 De même qu’il serait bon que le militaire tortionnaire perde ses tics sadiques, de même il serait bon que le zonard insoumis perde ses habitudes masochistes : les deux sont ruineux et pour l’Autrui et pour les Pauvres Moi qu’ils sont.

 Mais il y a des habitudes.

 Mais il y a des formes esthétiques.

 Quel est le militaire qui n’a pas frémi en écoutant Joan Baez ?

 Quel est l’insoumis qui n’aime pas Edith Piaf quand elle chante « Mon légionnaire » ?

  Le langage artistique, comme il est intuitif, peut dépasser, transgresser les structures rigides (classes, castes, races) de la société).

  Et, comme tel, il veut provoquer des tropismes vers d’autres endroits que ceux où l’Autrui Familial vous a placé au départ : Vian, Béart et Antoine ont suivi des études d’ingénieur, Charles Cros inventeur… Aragon médecin… etc…

 Bachelard, philosophe poétique a commencé comme postier.

 Mais si ce tropisme vers une meilleure communication par le biais de l’art existe, ça ne se fait pas sans rencontrer la résistance de l’inertie –un peu comme l’histoire de l’escargot qui monte trois mètres et qui en redescend deux, de l’inertie des habitudes tant de la société, symbole de l’Autrui Familial, que de celle du Moi qui, se rappelant qu’il a été un pauvre Moi, se repaye un petit coup de Pauvre avant que d’être enfin un Je en harmonie avec Autrui, donc avec lui-même puisqu’Autrui est en général intégré dans la globalité de la personnalité ;

 Trois exemples :

 X. que nous avons peut-être aidé à sortir du circuit « Armée du Salut », la « Mie de Pain », les bancs du métro etc. à Paris, vit maintenant avec une femme charmante et proprette. Il ne boit plus et puis, quelquefois, ça lui reprend et il va se clochardiser quelques jours et puis, il revient tout crotté. Heureusement pour eux, ça s’espace.

 Y. qu’on a sorti du circuit H.P. et qui, régulièrement, souvent les pleines lunes, provoque un scandale du genre nous accuser avec ma femme de lui avoir tiré le portefeuille alors qu’il avait seulement changé de veste et que nous sommes des voleurs, que c’est bien connu etc. Et puis de faire un contre-scandale en disant avec véhémence qu’il n’est pas fou et qu’il n’y retournera pas. C’est un grand artiste mais… dès fois ça décroche…

 Z. accueilli au Moulin de la Galère alors qu’il zonait à Avignon. D’abord réservé, timide même, très dévoué, sachant faire la cuisine, l’électricité, participant en riant aux parades du festival et se mettant à pratiquer l’esclaffothérapie. On lui avait trouvé du travail. Il est rentré un soir au Moulin, il a pris une bougie, une échelle et il est allé dans sa chambre par ce moyen pour prendre ses affaires (habitude de la fugue ?) alors que les gens qui y habitent entrent et sortent quand ils le veulent du Moulin. J’espère que nous le reverront car il est charmant.

 Ceci pour dire que, comme il y aura forcément des récidives (comme dans d’autre maladies), prévoir des structures trop rigides –et là, c’est la récidive de la société- ne ferait que rompre à nouveau une communication quelquefois difficile à amorcer.

 Il serait donc peut-être bon de prévoir des structures d’accueil extrêmement souples (pension, demi-pension ateliers) qu’il est difficile de définir à l’avance car c’est par la pratique qu’elles pourraient  se constituer autour des besoins d’une ville et non par un plan édicté par de doctes personnages coupés du concret quotidien..

  (J’ai écrit ça il y a dix-sept ans et maintenant que les S.D.F. ont fleuri sur les trottoirs, séparés de tout, ça me semble bien utopique, quoique… : il arrive que, au cours de mes pérégrinations nocturnes, je me retrouve à raconter des poèmes et à donner  des « Rue des Poètes », gazette qu’on essaye de produire régulièrement : tous ces gens qui sont dehors ont appris à lire et n’ont souvent pour lecture que des gratuits ou des papiers d’emballage. Ca fait partie de la honte.)

  Et l’Art dans tout ça ?

 Eh bien, justement, la création artistique, que ce soit en tant qu’acteur ou en tant que spectateur –l’un n’allant pas sans l’autre-, la création, dans la mesure où elle est la flèche qui va de l’un au collectif avec retombée du collectif au particulier, la création artistique, de par le fait qu’elle engendre de par elle-même des structures d’accueil pour son épanouissement et qu’elle a besoin de spectateurs, la création artistique peur engendrer des espaces suffisants pour accueillir des « paumés » qui, éventuellement, pourront s’y retrouver une place où on les reconnaîtrait.

  *   *

 La musique, nous dit-on, est le plus universel de tous les arts.

 Certes, mais il n’empêche qu’il y a soixante ans, on rencontrait un bon pourcentage de gens qui traitaient  le jazz de ‘musique de singes ».

 La peinture –ou la sculpture-, ça passe les frontières sans problèmes.

 Certes, mais il y a cent ans qu’en advenait- -il des impressionnistes ?

 La poésie est difficilement universalisable car elle est propre à une langue.

 Certes, un poème est difficilement traduisible littéralement d’une image à l’autre, quand ça ne serait que par les jeux de mots constitués autour des rimes ou des idiotismes (longues allitérations). Mais justement, comme le poème est propre à une langue, il correspond à la société qui emploie cette langue (les idiotismes ne sont pas partout les mêmes en francophonie –de même qu’en anglais ou en espagnol).

 La langue sous-entend les structures sociales (la syntaxe diffère de l’une à l’autre) et les aspirations individuelles qui, comme les structures diffèrent, diffèrent elles-aussi de l’une à l’autre.

 Bettelheim dit quelque chose comme ça : les images terribles de certains contes permettent de symboliser, donc de dépasser et peut-être d’abolir les angoisses de l’enfant –et donc peut-être des parents.

 De même, je dirai que le poème, dans la mesure où il est subjectif, émotif, musical et non pas descriptif comme le roman, le poème peut être un porte-manteau à angoisses dans le rapport individu ß—-à société qui, comme nous l’avons vu précédemment n’est que la resucée du rapport

 Moi ß———à Autrui familial,

Avec tout ce que ce rapport peut comporter de vaseux.

En faisant dans le paradoxe, on pourrait dire que le côté subjectif du poème permet sans doute d’objectiver les problèmes.

D’autre part, quand on peut inciter le poète à dire ses textes en public dans une structure d’accueil suffisante, on peut l’amener, lui souvent solitaire à constater qu’il pourrait ne pas l’être, être reconnu et aimé presque directement.

En outre, ça lui fait travailler la régularité du souffle, ce qui est très bon pour mieux maîtriser ses bouffées d’angoisse.

Et finalement, la société peut reconnaître le vilain petit canard tout en le laissant nager dans sa mare et puis s’élever vers les cieux tel un cygne altier.

 Vive la poético-thérapie !

 

Vincent JARRY Paris 1988 ou 89